Baisse de la générosité des Français, un problème de fiscalité ou déficit de récit ?
Par Antoine Vaccaro
Président de Faircom et du CerPhi
L’année qui vient de s’écouler a été douloureuse pour les associations et les fondations qui font appel à la générosité du public, peu habituées à une telle inversion de tendance.
C’est la première fois, depuis que l’indicateur de la générosité des Français est mesuré, que celui-ci montre une baisse des dons.
La sidération des dirigeants associatifs est à la hauteur :
- de la chute des dons en lien avec la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF),
- du non report des dons ISF vers l’impôt sur le revenu (IR),
- des inquiétudes liées à l’approche de l’application du prélèvement à la source et de l’augmentation du taux de la contribution sociale généralisée (CSG) applicable aux retraites.
La réponse qu’a apportée le secteur à ce phénomène, -au delà de l’action de lobbying lancée par France Générosités qui a abouti à l’obtention du versement d’un acompte, dès le mois de janvier 2019, de 60 % du montant de la déduction accordée aux contribuables donateurs sur la base de leurs dons effectués en 2017- s’est concentrée sur les questions fiscales et la réaffirmation que le prélèvement à la source ne changeait rien à la déduction des dons et ne devait donc pas impacter la générosité.
L’accumulation de messages d’appels de fonds, lors du dernier trimestre 2018, s’est concentrée autour du leitmotiv :
« La baisse des dons impacte négativement nos programmes. Donateurs, mobilisez-vous avant la fin de l’année, et bénéficiez ainsi d’une déduction fiscale sur votre impôt sur le revenu ».
Cette sur-réaction conjoncturelle masque la tendance de fond du repli de la collecte nette. Car quand bien même les chiffres ont montré, depuis 10 ans, une stabilité voire une légère progression de la recette brute des dons, elle n’est due qu’à un accroissement toujours plus grand des frais de collecte et de gestion de cette collecte.
La collecte des dons nette est donc probablement en baisse depuis plusieurs années, baisse masquée par la croissance des legs et des dons ISF pour les organisations qui en bénéficient.
Ce repli peut s’expliquer par de nombreux facteurs, dont :
- la défection des petits donateurs qui sont aussi de petits contribuables ;
- le décès des générations nées entre deux guerres, gros bataillons du secteur caritatif ;
mais s’ajoute à cela, une carence plus grave et inquiétante, et de plus en plus criante, d’un récit portant une vision et une ambition pour le tiers secteur.
Le secteur philanthropique français a connu son heure de gloire, au début des années 70, par l’émergence des causes sans frontiéristes porteuses d’un message d’espoir, celui de résoudre les grandes crises humanitaires qui s’étalaient devant les caméras des télévisions du monde entier. Epopée qui s’est brisée contre le génocide rwandais.
Rappelons aussi le récit des Restos du Cœur au milieu des années 80. Une autre promesse, celle de colmater les trous de la couverture de l’Etat providence, qui aboutit 30 ans plus tard à la révolte des gilets jaunes.
Cette absence de renouvellement d’un récit fédérateur, porté par de grandes figures : Abbé Pierre, Père Ceyrac, Sœur Emmanuelle, Bernard Kouchner, Coluche, qui n’ont pas trouvé de remplaçants, conduit à développer un discours trop technocratique autour des ratios, de l’impact et de la fiscalité.
Cette dernière modalité, considérée comme une drogue par certains observateurs commentateurs[1], se retourne contre le secteur dès la transformation du cadre fiscal : ISF-IFI (impôt sur la fortune immobilière), prélèvement à la source, etc.
Dès lors, quels sont les défis que doivent relever ces organisations ?
Le temps des Benefit Committees
Il y a énormément d’argent disponible pour des projets philanthropiques. La philanthropie des plus riches ne cesse ainsi de se déployer.
Aux Etats-Unis, 1% des donateurs représentent 30 % des 410 milliards de dollars versés chaque année au secteur d’intérêt général américain, au point de voir monter des vagues de critiques sur cette appropriation de la philanthropie par les plus riches. On parle même de ploutophilanthropie.
Ce même phénomène se constate en Europe à des degrés divers. Les Britanniques étant les plus inspirés du modèle philanthropique américain s’en rapprochent le plus.
La France reste à la traîne, mais enregistre aussi ce phénomène. En novembre 2018, deux leaders du capitalisme français[2] ont lancé un giving pledge à la française, entraînant une quarantaine de philanthropes prêts à donner 10 % de leur patrimoine ou de leur revenu à des causes associatives.
Les grandes fondations de coopération scientifique[3], venues tardivement à la collecte de fonds, se sont tournées vers la grande philanthropie et ont pu, grâce à des Benefit Committees dévoués et à des conditions économiques incomparables avec le modèle de mass marketing, se hisser à la hauteur des grandes fondations installées depuis des décennies.
Ces performances n’ont été possibles que grâce à un récit passionnant et ambitieux des projets qui font sens et qui justifient que l’on mobilise les plus fortunés de nos compatriotes.
Le meilleur philanthrope est le philanthrope mort
Je ne pensais pas si bien dire, il y a une bonne dizaine d’années, lorsqu’on m’interrogeait sur la poussée des legs dans la structure des ressources privées des organisations à but non lucratif.
Le mass marketing continuera à drainer une partie de la générosité, mais à des conditions financières exorbitantes. Il contribue aujourd’hui à faire vivre des bataillons de permanents dans les associations et une armée de consultants travaillant en agence ou en free lance.
Toutes ces multiples sollicitations n’ont qu’un seul but, fidéliser des donateurs en les transformant en prélevés automatiques, pour les faire tester, in fine, au profit de l’organisation qui a su les conserver.
J’ai appelé cela et l’ai enseigné depuis trente ans : la trilogie du don, c’est à dire : Prospection, fidélisation, legs.
C’est de cela dont il s’agit. Le don ponctuel est une gabegie, la fidélisation par le prélèvement automatique (PA) et le legs sont les deux externalités positives de cette pression marketing toujours plus décriée.
Dans ces conditions, pourquoi ne pas l’acter et orienter les investissements marketing dans ce sens :
- transformer les donateurs ponctuels en PA,
- cibler en priorité les middle donors,
- susciter les legs.
Et à l’autre bout du spectre des middle et grands dons, monte la vague des micro-dons.
La générosité embarquée
Les générations qui ont fait le succès des causes caritatives depuis 30 ans meurent peu à peu. La relève est prise par leurs cadets qui se sont engagés massivement en prélèvement automatique et laissés séduire par les offres de crowdfunding, devancés en cela par leurs benjamins.
Le web révolutionne brusquement tous nos usages de consommation et peu à peu ceux de notre générosité.
Le donateur fidèle, mois après mois et année après année, se raréfie. Les nouveaux donateurs représentent moins de 7% des dons déclarés de l’impôt sur le revenu ce qui signifie que la relève de ce profil de donateurs n’est pas assurée. Le donateur donne de moins en moins à une institution (association ou fondation), mais préfère des projets qui font sens pour lui, qui le rapprochent de la cause ou qui lui donnent le sentiment que son don est utile.
L’internet est le vecteur idéal pour accompagner cette mutation des comportements. Moins d’institutions, plus de projets de proximité.
Grâce aux nouvelles technologies, au foisonnement des applications, la dispersion des outils de collecte de fonds est toujours plus actuelle. Micro-dons aux caisses de magasins, arrondis sur salaire, crowdfunding, etc. sont en voie de disrupter les formes de collecte.
En cela, les réseaux sociaux transforment notre relation aux autres, aux institutions, aux médias.., au monde. Nous ne sommes qu’au début de cette révolution, dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences sur notre conception du monde.
Notre générosité en est impactée tout autant. La multiplication des modes et des techniques de fund raising nous impressionne. Elle donne un sentiment de dispersion, de saupoudrage, mais l’apparition d’une courbe en J se dessine peu à peu, qui submergera les organisations impréparées par une multiplication et une inventivité des formes de dons les plus originales.
La meilleure illustration de cette mutation est le foisonnement et le succès des cagnottes déclenchées par toutes sortes d’opérateurs : porteurs individuels de projets, citoyens indignés ou passionnés par une cause (au profit de tel manifestant pugiliste, de policiers blessés – 50 000 personnes ont donné 1,5 million d’euros à cette dernière cagnotte -, de sinistrés d’inondations dans le sud de la France, de telle petite fille atteinte d’une grave maladie).
L’extension des projets est à la dimension des drames vécus et de l’imagination des collecteurs. Des YouTubeurs célèbres, Norman, Cyprien, Squeezie, ont ainsi réalisé des collectes aux succès fulgurants pour les Rohingyas.
Dans un autre genre, beaucoup plus original, des cagnottes ont été créées, aux Etats-Unis, pour aider les fonctionnaires fragilisés par le shutdown.
Tout cela fait souvent fi des questions de déduction fiscale et autres questions légales. Plusieurs scandales ont déjà défrayé la chronique. Encore aux Etats Unis, un couple a lancé une collecte pour aider un SDF et est parti avec la caisse.
Mais ces cagnottes sont aussi utilisées par des associations nationales ou locales, ou par des entreprises de presse.
Multiplication des causes et des projets. Multiplication des initiatives de collecte. Le monde de la philanthropie ne sera plus pareil à partir de maintenant.
Antoine Vaccaro, docteur en science des organisations et des économies marchandes, est Président de FAIRCOM et du Cerphi (Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie). Il a travaillé dans des organisations telles que la Fondation de France et Médecins du Monde. Antoine est aussi chargé de cours au Celsa, à l’Université du Management Associatif et à l’école des mines.